Des ventres



Mettons que la terre puisse parler. Elle dit : ici on m’a prélevée, là on m’a modelée, là encore on m’a cuite. On m’a émaillée et sablée et émaillée de nouveau, puis recuite. Des résistances ont chauffé fort ma chamotte, ont figé mon engobe ou vitrifié mes minéraux. Le kaolin m’a emprisonné les pieds ; on m’a meulée pour me libérer de ces excroissances. A ma surface, une bulle a gonflé. Elle s’est arrêtée juste avant d’éclater. Elle n’éclatera jamais.

Les céramiques d’Antoine Medes disent : les mains qui nous ont façonnées sont larges. Ces paumes, qui sont notre mètre étalon, nous bâtissent morceau par morceau, si bien que nous ne savons jamais jusqu’où nous grimperons. Nous avalons la terre jusqu’à plus faim – ou bien jusqu’à plus de terre. Bientôt, nous proliférons. Du haricot magique, nous avons l’élan ; de l’ogre, la gloutonnerie ; de Jack, l’insatiabilité.

Nous ne comprenons pas tout de suite ce que nous sommes. Nous nous observons mutuellement durant les quelques jours de notre fabrication, dans des relations de bon voisinage. Un pot regarde une lampe qui mate un corps qui scrute un vase, aux quatre coins de cette pièce au mur rose qu’on appelle l’atelier. Les mains d’Antoine passent indifféremment de l’une à l’autre d’entre nous, selon nos états de sécheresse respectifs.

Toutes, nous sommes des corps, et les rares qui ne sont pas munies de visages – grimaçant, sifflotant, soupirant – ont des mots pour le dire : l’école est molle, la cabane fait je t’aime, et la citrouille appartient au gang des trois bons amis. Une communauté, voilà ce que nous sommes : aussi divers soient nos profils, nos fonctions et nos caractères, sans toutes provenir du même sac de terre, nous sommes des corps qui font corps. Quelques craquements de tonnerre et flashes de lumière nous permettraient peut-être de nous agglutiner pour nous élever en un seul être, à l’ombre immense...

Toutes, nous sommes des corps, et ces corps sont ventrus. Liées à des impératifs techniques – une céramique pleine ne sèche pas, une céramique pleine éclate à la cuisson –, ces cavités font de nous des réceptacles. Une qualification aussi bien matérielle que métaphysique : si nous recueillons parfois fleurs, cactus ou ébauchoirs, nous sommes aussi les greniers d’une mémoire. En stock : frames de cartoons, croquis de carnets, vaisselle de grand-mère, accessoires de théâtre, chandeliers chantonnant, bas-reliefs médiévaux... Comme un plat de terrine en trompe-l’œil sauvegarde la viande autant qu’elle la répète, nous répertorions une collection d’images tout en la transformant à travers nos imitations.

D’autre part, si nos visages hébergent les attitudes qu’on nous prête, nos ventres pourraient loger les bruits qui seraient les nôtres, pour peu que nous nous animions dans l’obscurité de l’atelier, une fois la porte fermée. Gazouillis, grincements de dents, ronrons et chuintements dont nos bedaines seraient les caisses de résonance... Mais nulle chorale ne s’établit, et les rares bruits audibles dans l’atelier sont ceux de l’émail qui craque doucement, depuis l’étagère des pièces fraîchement cuites.

Car la place qu’il reste dans nos estomacs de terre, et qui fait tenir de l’intérieur nos parois modelées, est dédiée à l’affection dont on nous charge. Une force immatérielle qui nous empêche de nous contenter des whites cubes et de leurs distances de sécurité, pour investir aussi les salons douillets et leurs mains baladeuses... Une énergie émancipatrice, traînant avec elle l’hypothèse que chaque fois que vous avez le dos tourné, une vie différente de celle que l’on attribue d’ordinaire aux objets nous anime. En somme, quelque chose comme une âme.

Louise Aleksiejew, 2019